mercredi 21 février 2018

Un jugement de Salomon

Saint-Just-Ibarre, jeudi 5 janvier 1899
Ma très chère Elisabeth,

Jusqu'à la dernière minute, j'ai espéré que ma Sainte patronne intercéderait pour moi mais si les voies du Seigneur sont impénétrables celles de notre inspecteur d'académie sont hélas prévisibles et immuables ! Ce matin, son dernier courrier m'intimait l'ordre de rejoindre le plus tôt possible mon nouveau poste à Ibarrolle ! 

Ibarrolle ! Gaichoua ! Même pas deux cents habitants, deux fois moins qu'Aussurucq ou Saint-Just ! Voilà comment on me remercie de vingt-cinq ans d'enseignement et seize années à la tête de l'école des filles de Saint-Just ! Mon école était bien tenue, fréquentée par une trentaine d'élèves, un des taux de scolarisation les plus élevés et rentables du canton, et sais-tu quel argument m'oppose cet inspecteur ? 

"Votre nomination à Ibarrolle n'a nullement été provoquée par la plainte dont vous avez été l'objet mais pour des motifs purement scolaires. L'administration désireuse de ramener le calme dans la commune de Saint-Just depuis trop longtemps agitée par la mésintelligence qui régnait entre l'instituteur et l'institutrice, a jugé absolument nécessaire le changement simultané des deux maîtres qui donnaient à leurs élèves et à la population un fâcheux exemple de désaccord." 

Notre cher père* aurait dit : "Un beau jugement de Salomon !" Parlons-en de cette plainte. Elle a été arrachée à de braves pères de famille qui pour certains ne savaient ni lire ni écrire. Mon collègue Monsieur Jauréguy qui avait depuis longtemps perdu la confiance des parents à cause des mauvais traitements infligés à ses élèves, avait fait l'objet d'une première pétition en août dernier demandant son départ. Pour lui, la messe était dite, il allait partir.

Parce que sa classe était déserte et la mienne fréquentée, il nourrissait une profonde jalousie à mon égard, traduite par d'incessantes insultes et tracasseries. Aussi, sa dernière manoeuvre, son "coup de pied de l'âne", fut de m'entraîner dans sa chute en obtenant mon déplacement en même temps que le sien. 

Un jour de novembre, à la sortie de la messe (!), le conseiller municipal Iribarne, ami zélé de l'instituteur, réunit une cinquantaine de parents d'élèves et leur proposa de pétitionner pour empêcher ce dernier d'être déplacé trop loin et dans de trop mauvaises conditions. La plupart ne comprenant pas la teneur du texte, ne se rendit même pas compte qu'ils me condamnaient à partir. Imagine-toi, même le beau-frère de mon mari l'a signée ! 

Pour l'inspecteur, la cause était entendue. Malgré plusieurs courriers du conseiller municipal Etcheverry, mon meilleur avocat dans cette lamentable affaire, l'intervention à deux reprises du sous-préfet et même - paraît-il - un mot du député, il a préféré me sacrifier... 

Le 31 décembre, je lui ai moi-même écrit. Je me suis adressée à lui comme une mère de famille, contrainte de laisser ses deux garçons de neuf et sept ans, comme une épouse dont le mari a depuis longtemps sa clientèle ici et ne peut donc la suivre, comme une enseignante consciencieuse dont le succès aux examens de ses élèves a montré son investissement depuis tant d'années, rien n'y fit.

Voilà ma chère soeur, je n'ai plus d'autre choix que de me rendre à Ibarrolle, un village qui, même s'il n'est pas très loin d'ici, m'est totalement étranger. Mais je ne m'avoue pas vaincue et demanderai très vite ma réintégration à Saint-Just**. 

Vous espérant tous en bonne santé,
Bien à toi.

Ta soeur dévouée,
Engrâce Irigoyen 

*   Dominique Irigoyen, lui-même instituteur, est décédé le 9 juin 1898.
** Madame Brisé restera 9 mois à Ibarrolle. En septembre 1899, elle rejoint son dernier poste à Bunus, commune limitrophe et de même taille que Saint-Just-Ibarre. Elle y passera 12 ans et prendra sa retraite le 1er janvier 1912.

Lexique : Gaichoua : expression qui peut se traduire par "bon sang !"
Illustration : Jose de Almeida Jr, 1899.
Sources : AD64 Dossier d'enseignement d'Engrâce Brisé née Irigoyen (1859-1916) consultable aux Archives départementales de Pau (64).

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