mardi 15 mai 2018

Quatorze enfants, quatorze destins

En cette Journée Internationale de la Famille*, j'ai choisi dans ma généalogie celle qui me semblait le mieux incarner cette mosaïque de caractères et de destins qui constitue une famille. Sociologiquement parlant, le fait qu'elle ait été issue d'une province "reculée" du Pays basque dans un 19e siècle encore largement rural, et soumise à des traditions très ancrées (primogéniture, rôle de la maison, sort des cadets...), la rendait encore plus intéressante. 

Pour cette fois, je ne m'attacherai ni au père, Dominique Irigoyen (1829-1898), instituteur, dont j'ai souvent parlé ici, ni à la mère, Marie-Jeanne Dargain-Laxalt (1833-1907), propriétaire, elle aussi déjà plusieurs fois mise à l'honneur, mais à la fratrie issue de ce couple. Mariés le 27 novembre 1851 à Aussurucq (Basses Pyrénées), ils auront quatorze enfants entre 1853 et 1877 dont dix parviendront à l'âge adulte. 

L'aînée, Marie dite "Maddie", aurait pu être l'héritière. Née le 17 février 1853 dans la maison Laxalt (ou Laxaltia), elle va pourtant choisir une autre voie ou plutôt répondre à une voix, celle du Seigneur. Entrée dans la Congrégation des Filles de la Croix à Bidache en novembre 1869, elle prend le nom en religion de Sœur Marie Nicéphore. Elle a à peine prononcé ses vœux, le 25 septembre 1871, qu'elle meurt brusquement le 23 novembre suivant, à seulement dix-huit ans.  

Curieusement, Marguerite dite Mallaïta, la suivante, née le 31 août 1854, ne se mariera pas dans son village natal mais à Saint-Just-Ibarre (Donisti Ibarre), petit village de Basse-Navarre. Couturière, elle épouse un "manech", Bernard Arruyé (ou Arruyer), brigadier-cantonnier de son état, le 12 juillet 1885. Ils n'auront pas d'enfants, et Mallaïta s'éteindra le 26 mars 1938 dans sa maison Antondeguia à l'âge de 83 ans. 

Le premier garçon de la fratrie, né le 9 septembre 1855 se prénomme Pierre. Je ne sais pas grand-chose à son sujet si ce n'est qu'il est gendarme à Lasseube, un gros bourg béarnais de 2200 habitants.  A-t-il été blessé, est-il tombé malade ? Toujours est-il qu'il meurt à trente ans, le 5 octobre 1885, dans la maison familiale "Etcheberria". Son nom figure sur le caveau de famille à Aussurucq.

Joseph, né le 16 mars 1857 à Laxaltia comme ses aînés, ne s'éloignera pas beaucoup de la famille. Le 13 novembre 1883, il épouse à Aussurucq une fille du village, Marie Carricart-Garat mais c'est dans le village voisin de Suhare qu'ils vont s'installer comme cultivateurs. Marie lui donnera huit enfants, autant de filles que de garçons et aura la douleur de perdre un fils à la guerre, tombé à Craonnelle en septembre 1915. Joseph lui, s'était éteint en 1902 dans sa maison Urruty de Suhare.

Cinquième de la fratrie, mon arrière-grand-mère Elisabeth naît le 12 avril 1858. Avec son mari Dominique Eppherre (1851-1928), originaire de Sunharette dans la Soule, ils vont avoir onze enfants dont mon grand-père Pierre, né en 1901, sera le petit dernier. Eux aussi vont perdre un fils en 14-18, Michel, mort à Verdun en 1916. Elisabeth et Dominique vont hériter de l'etxea (maison, dépendances et terres) d'Etcheberria.

Cadette d'Elisabeth de dix-huit mois, Engrâce est la seule qui va suivre les traces de son père et devenir institutrice. Sa vie m'a semblée tellement romanesque que je lui ai consacré plusieurs billets, ainsi qu'à ses deux fils, Jean-Baptiste et Dominique, victimes eux aussi de la folie meurtrière de la Grande Guerre. Comme sa sœur aînée Marguerite, Engrâce avait épousé en 1887 un gars de Saint-Just-Ibarre, Martin Brisé. Malade du coeur, elle décède le 17 avril 1916, à 56 ans.

Marianne dite Mañaña est celle dont j'ai eu le plus de mal à retrouver la trace. Née le 21 avril 1861, elle épousera un cultivateur de Musculdy, Félix Etchebest, de la maison Egnaut avec lequel elle aura trois filles. Elle repose depuis 1952 dans le cimetière de Musculdy où j'ai retrouvé récemment le caveau de la famille Etchebest "Enautenia".

Né le 22 mai 1863 dans la maison Laxalt, un deuxième Pierre y décède le 3 septembre 1873. Ces deux dates encadrent la trop courte vie de ce petit garçon mort à dix ans pour des raisons inconnues. Deux ans plus tard presque jour pour jour, naîtra un petit Martin qui ne vivra que six jours. Entre les deux, Jeanne née le 26 août 1864 aura elle, une longue vie.

La "Tante Jeanna" sera en effet d'abord gouvernante du curé-doyen de Tardets avant de s'installer dans la maison-épicerie-café dite "Zubukota" de sa nièce Julienne Eppherre (1891-1953), fille d'Elisabeth et de Dominique Eppherre. Elle rendra son dernier souffle le 22 juillet 1951 à presque 87 ans, entourée de ses nombreux neveux et nièces.

Les deux suivants, respectivement "numéros" 11 et 12 de la fratrie, Grégoire et Michel, font partie de ces très nombreux cadets partis tenter leur chance en Amérique, ce qui dans leur cas, leur a plutôt réussi. J'ai évoqué l'histoire de "Gregorio et Miguel Irigoyen-Dargain" dans deux précédents billets intitulés "Deux frères partis faire fortune au Chili".

L'avant-dernier, Jean, naît le 23 septembre 1871 à Laxaltia et décède moins de trois ans après, le 25 août 1874, à Etcheberria (la "maison neuve"). C'est donc dans ce laps de temps que mon aïeul Dominique Irigoyen fit l'acquisition-restauration de son etxondoa**. Peut-être est-ce ce pauvre petit qui, si l'on en croit la tradition orale, fit une chute dans l'escalier de la nouvelle maison et perdit ainsi la vie ?

Du quatorzième et dernier enfant, Jean-Pierre, né le 22 octobre 1877 alors que ses parents sont déjà âgés respectivement de 48 et 44 ans et que ses aînés ont plus de vingt ans, on ne sait rien ou presque.  Lors du recensement de 1901, jeune homme, il vit encore au foyer de sa sœur Elisabeth et son mari Dominique. Sa trace se perd ensuite mais d'après la mémoire familiale, il aurait émigré en Argentine. Paradoxalement, celui qui nous est le plus contemporain est celui pour lequel nous disposons du moins d'informations. Peut-être un jour... ?
*Depuis 1993, les Nations unies ont choisi le 15 mai pour marquer la Journée Internationale des Familles. L'occasion de mieux connaître les questions relatives à la famille ainsi que les processus sociaux, économiques et démographiques qui affectent les famillesSophie Boudarel, généalogiste professionnelle, propose comme Généathème du mois de mai de nous pencher sur une famille de notre généalogie : En connaît-on tous les membres ? Quels ont été leurs parcours ? Sont-ils tous restés au même endroit ? Ont-ils eu la même destinée ?  
**Etxondoa : maison-souche
Illustration : Mauricio Flores Kaperotxipi (1901-1997)
Sources : AD 64 (état civil, actes notariés, fiches matricules, registres d'instituteurs), Gen&OFamilySearch et mémoire familiale (merci à mon père, mes "tantes" Marie, Thérèse et Georgette, mes cousines Annie et Julienne ainsi que María Isabel et Miguel Hernan au Chili). 
Remerciements à Sœur Clotilde Arrambide de la Congrégation des Filles de la Croix à La Puye (86) pour ses précieuses informations sur Sœur Marie Nicéphore.

vendredi 4 mai 2018

Qui paie ses dettes s'enrichit

Le 23 avril 1861, c'est une jeune femme d'à peine vingt-deux ans qui se présente à l'étude de Maître Jean-Dominique Dalgalarrondo, notaire à Mauléon. Elle a rendez-vous avec Augustin Necol, propriétaire à Trois-Villes. Celui-ci est certainement un agent d'émigration, un de ces "marchands de palombes" déjà évoqué.

Marie Argain s'apprête à lui signer une reconnaissance de dette d'un montant de trois cents francs pour prix du passage de sa petite sœur mineure Marianne dans l'entrepont du "Cornélie" [photo] qui doit très prochainement mettre à la voile (sic) pour Buenos Ayres au port de Bayonne. Ce corvette-aviso de dix-huit canons relie à l'époque la France à l'Argentine en trois mois.

La future passagère est âgée d'à peine dix-sept ans. Elle est la fille cadette de Pierre Argain, d'abord domestique, journalier puis cultivateur à Aussurucq, et de Catherine Oyhamburu dite Harchoury. Tous deux décédés au moment de la transaction, c'est à Marie qu'il incombe d'hypothéquer "les biens immeubles en nature, bâtiments, cours, jardins, terres cultivées, vignes (!), bois et fougeraies", situés sur la commune d'Aussurucq afin de garantir la dette.

Avant de s'embarquer sur le Cornélie pour un voyage sans retour, Marianne Argain a été placée comme servante chez la petite cousine de son père, Marie-Jeanne Dargain, mon arrière-arrière-grand-mère. Mentionnée dans le recensement de 1856 d'Aussurucq, la jeune orpheline alors âgée de treize ans s'est retrouvée bien malgré elle héroïne de mon précédent billet.

Lorsqu'elle se rend chez Maître Dalgalarrondo, Marie Argain s'engage à rembourser au Sieur Necol la somme empruntée de trois cent francs sans intérêt dans un délai d'un an puis, passé ce terme, avec un intérêt "légal" dont le montant n'est pas précisé. L'acte est signé par Augustin Necol, le notaire et deux témoins mais pas par Marie qui ne sait pas écrire.

Le 27 mai 1862, soit treze mois plus tard, Augustin Necol retourne voir Maître Dalgalarrondo car il a reçu entre temps la somme due de la part de Marianne Argain depuis Buenos Ayres. Il donne donc quittance aux deux sœurs de leur dette et "consent la main levée et la radiation entière et définitive" de l'hypothèque.

Comme toujours, lorsque l'on se trouve en présence d'une telle histoire, on aimerait savoir ce qu'en sont devenus les protagonistes... De Marie, je n'ai trouvé ni acte de mariage ni descendance ni acte de décès. A vrai dire, j'avais déjà eu des difficultés à retrouver son acte de naissance car elle avait d'abord été déclarée par son grand-père maternel comme née de père inconnu avant d'être reconnue par ses parents dans leur acte de mariage. Peut-être a-t-elle finalement rejoint sa soeur en Argentine ?

Les archives argentines de FamilySearch ne m'ont jusque-là apporté aucune certitude concernant Marianne, son nom apparaît sous trop d'orthographes différentes possibles (Argain, Dargain, Dargañe voire Darganis) pour que j'apprenne ce qu'il est advenu d'elle. Quant à Augustin Necol, j'ai retrouvé plusieurs autres actes similaires signés par lui dans les minutes notariales de Maître Dalgalarrondo.

Selon l'association Euskal Argentina, de très nombreux jeunes gens embarquèrent dans ces années-là à destination de Buenos Aires ou Montevideo. Au total, 200 000 basques firent le voyage entre 1857 et 1864 ! Notons qu'en 1862 la transaction avait subi une relative inflation, elle s'élevait alors à 320 francs...

Nota : Ce billet aura peut-être un air de "déjà vu" pour certains lecteurs de ce blog mais de nouvelles découvertes grâce aux recensements collectés récemment au Pôle d'Archives de Bayonne et du Pays basque m'ont conduit à le mettre à jour. 

Illustration : Delcampe.net 
Sources : AD 64 (état civil et actes notariés), Gen&O, FamilySearch, euskal-argentina.com et emigration-pyrenees.fr

mercredi 2 mai 2018

Servantes et domestiques en Soule

Dans "Mémoires souletines", Philippe Etchegoyhen revient sur le fonctionnement de la maison basque, l'etxe, et consacre un passage au rôle du personnel de maison au sein de celle-ci. Les grosses fermes avaient en général mitil eta neskato, un domestique et une servante, critère de référence pour mesurer l'importance de l'etxe. Concernant plus précisément le domestique agricole, il était selon l'auteur une "variable de régulation essentielle".

Les servantes étaient souvent des "parentes pauvres" de la famille qui aidaient l'etxekandere, la maîtresse de maison, à la ferme, s'occupaient des plus jeunes enfants, et prêtaient main forte pour les travaux des champs. Dans le recensement de 1856 du village d'Aussurucq, j'ai tenté en vain d'identifier la servante de la maison Lohitçun. 

A cette date, vivent dans cette maison du bourg, Joseph Lohitçun et sa femme Marie Etcheber (mes sosas 78 et 79). Septuagénaires tous les deux, ce sont les "maîtres vieux". Ils cohabitent alors avec leur fils Pierre, âgé de 38 ans et sa femme Marie Ihitz, 43 ans, les "maître jeunes", parents de deux garçonnets de cinq et deux ans. Une servante prénommée Catherine, âgée de treize ans, complète le tableau.

Je n'ai trouvé dans les archives de la commune aucune Catherine Lohitçun née autour de 1843 mais il n'était pas rare que le domestique prenne le nom de la maison où il ou elle était placé. Au recensement suivant, 1861, une servante de dix-huit ans est présente au foyer mais cette fois, elle se nomme Engrâce Lohitçun. Sa trace s'est perdue également mais qui sait, Catherine et Engrâce étaient peut-être une seule et même personne ? On n'attachait pas autant d'importance aux prénoms à cette époque qu'aujourd'hui et les erreurs de transcription sont toujours possibles...

Une autre maison emploie une servante mais cette fois, celle-ci a une "identité" plus nette. Mon arrière-arrière-grand-mère, Marie-Jeanne Dargain, 22 ans, petite-fille des précédents, occupe en effet la maison Laxalt, héritée de son père, Pierre Dargain (1800-1853), décédé trois ans auparavant. En 1856, Marie-Jeanne est mariée depuis cinq ans avec Dominique Irigoyen, l'instituteur du village, et ils ont trois enfants, Maddy, trois ans, Marguerite, deux ans et Pierre, un an. Le quatrième, Joseph, est en route !

Marie-Jeanne est épaulée par sa petite cousine, Marianne Argain, treize ans. Orpheline, son père Pierre Argain (1808-1855), cousin germain de Pierre Dargain, était lui-même un cadet et avait été placé comme domestique avant d'être journalier. Sur son acte de décès, il apparaît comme cultivateur ce qui laisse supposer qu'il a acquis un peu de terres à lui. Sa femme, Catherine Oyhamburu Harchoury (1811-1849), était morte un soir de Noël alors que Marianne n'avait que six ans.

Cette année 1856, toujours d'après le recensement, 50 garçons sont inscrits dans l'école publique dirigée par Dominique (20 filles dans l'école des filles). Par ailleurs, mon aïeul fait comme souvent, office de secrétaire de mairie dans une commune qui compte alors 662 habitants et traduit également des textes basques en français. De son côté, Marie-Jeanne est propriétaire de terres héritées du côté paternel comme maternel. L'aide d'une servante n'est donc pas superflue !   

 
Faisons à présent un bond en avant de quarante ans ! Nous sommes en 1896. Les Irigoyen se sont installés à Etcheberria désormais, l'etxondoa ou maison-souche de la famille. En ce 19e siècle finissant, on retrouve Dominique Irigoyen, 69 ans, instituteur retraité, sa femme Marie-Jeanne, 62 ans, leur fille Elisabeth, 38 ans et son mari, Dominique Eppherre, 44 ans, cultivateurs. Ce sont mes arrière-grands-parents.

Ils ont déjà sept enfants, trois filles et quatre garçons, âgés de treize, onze, neuf, huit, six, quatre et un an. Ce petit dernier (pour le moment), Michel, perdra la vie à Verdun en 1916. En plus de cette déjà grande fratrie, deux soeurs aînées d'Elisabeth, non mariées, Marianne, 35 ans et Jeanne, 32 ans et un petit frère, Jean-Pierre, 18 ans, vivent sous le même toit. Ces célibataires adultes encore à la maison sont appelés etxekoseme pour les garçons et etxekalaba pour les filles. Encore une "variable d'ajustement" pour ces familles à géométrie très variable !

Plus de servante désormais, on suppose que les soeurs célibataires et la grand-mère aident Elisabeth à tenir sa maison. En revanche, la quinzième personne recensée en 1896 dans l'etxe est un domestique âgé de 26 ans. Né en 1870 à Garindein, Jacques Urruty, laboureur de son état, épousera en 1911 une fille d'Aussurucq. Pour l'heure, il assiste Dominique Eppherre, déjà aidé de son beau-frère et sûrement encore de son beau-père, à cultiver les terres de la famille et à élever le bétail. Les enfants sont encore petits mais participeront bientôt à l'économie familiale.

A ce propos, dans son ouvrage très instructif (op.cit.), Philippe Etchegoyhen explique que les garçons devenaient domestiques après leur communion, vers douze ou treize ans. Le jeune domestique (eskü makila) était logé, nourri et recevait une paire de sabots et un petit salaire annuel. Toutes les fermes même les plus modestes, pouvaient envisager d'engager un jeune domestique agricole. Il n'était pas rare que quelques années plus tard, la même ferme place ses propres enfants ailleurs dans les mêmes conditions ! 

Le contrat courait pour une durée d'un an et le "mercato" des domestiques se tenait alors à la Saint-Martin, le 11 novembre. Mais certains pouvaient rester des années dans la même maison, ils s'attachaient aux enfants et savaient se rendre indispensables, ce qui parfois n'allait pas sans heurts avec les "maîtres jeunes"...

Illustrations : 1-Servante (anonyme) -  2-Valentin de Zubiaurre (1879-1963)
Sources : AD64 (Etat civil et recensements)Gen&O.
Bibliographie : Mémoires souletines (Vol 1. Villages de la vallée) de Philippe Etchegoyhen, éditions Elkar.